Réveil.
Je suis dans une salle avec un autre type qui me semble loin et un coltard de compétition. Voilà. C'est fait. Cette fois il m'est impossible de revenir en arrière. De recoller le truc.
Parmi mes "flashs de trouille", le plus fréquent avait trait à ma réaction à ce moment précis. Celui de la prise de conscience. Je m'imaginais taper une crise de panique monstrueuse, avec la douleur, l'épuisement, la confusion... Il n'en a rien été. A vrai dire, ça a été le réveil d'anesthésie le plus simple de toute ma vie, autant que je me souvienne. Lors de l'ablation de ma pomme d'Adam, ça avait été très compliqué. J'étais très mal et j'ai même failli rester sur place la nuit alors que c'était en ambulatoire. J'avais averti l'anesthésiste qui m'avait parlé d'hypnose, de créer une ambiance propice. Elle m'a répété qu'on se réveille comme on s'endort.
"It's a wonderful wonderful life". La chanson continue à résonner dans ma tête. On vient me voir. Encore une personne dont le visage a été effacé dans ma mémoire. Je me souviens qu'elle était agréable, bienveillante. Elle m'a demandé de situer ma douleur sur une échelle de 1 à 10. C'est la première fois qu'on me pose la question et on va me la poser au moins six fois par jour pendant les cinq prochains jours. Je réponds 8, mais c'est difficile comme question. J'ai connu pire donc je ne pouvais pas mettre 10. Mais on était déjà sur de la belle douleur.
Je m'attends à rester dans cette salle pendant une éternité, avec mes pensées qui vont partir dans tous les sens. Comme lors de mes dernières anesthésies. Il n'en est rien. Très vite, on me ramène à la chambre numéro 9. Ma chambre. On m'explique que j'ai un petit bouton sur ma gauche qui va me permettre de rendre la douleur plus tolérable. Pas de risque d'addiction, je peux y aller. Alors, j'y vais. J'appuie toutes les 30 minutes en ce 24 octobre, à peu près. On y ajoute du paracétamol pour décupler les effets.
Je passe cette journée dans un brouillard conscient. Focus sur ma douleur. Et ce bouton. Ma mission du jour, c'est d'appuyer dessus. Sans vergogne. Les aides-soignants, les infirmiers et les toubibs défilent, mais je n'imprime pas ce qu'ils me disent. Je retiens juste qu'ils sont rassurants. Tout s'est bien passé. Super.
J'ai une culotte blanche immonde, maculée de sang. A l'intérieur, un pansement américain cache la boucherie. Je dois le changer environ trois fois par jour. En dessous, il y a des compresses, qui ressemblent à des testicules pour mon esprit embrumé. Mes testicules. Écarlates. Encore en dessous, il y a de petits pansements et puis la sonde urinaire. Il me semble important de préciser, à ce stade, que je suis phobique de tout ce qui est chirurgical, des prises de sang, des perfusions, du sang et plus encore des sondes urinaires. Et là, niveau perfusion, j'en ai une double.
Une pression sur le bouton.
Enfin, à l'intérieur et donc totalement invisible, on m'a inséré un "conformateur". Il s'agit d'un artefact essentiel dans cette épopée puisque l'hospitalisation se terminera une fois qu'il aura été ôté. Normalement le sixième jour. On m'explique qu'il s'agit d'un conformateur moderne, gonflé avec de l'eau. Son utilité consiste à éviter que ma nouvelle cavité ne se referme. Pour l'enlever, il suffit donc d'aspirer l'eau avec une seringue et pouf magie, il part tout seul du vagin.
Vous noterez que je parle de "truc" pour désigner mon organe passé alors que pour mon organe présent, je n'ai aucun mal à le nommer. Ce n'est pas quelque chose de réfléchi.
Avec tout ça, le sentiment qui émerge, c'est la fierté. J'ai pas fui. J'ai surmonté toutes mes pires trouilles et je suis allée au bout de mon parcours. Je suis en mode guerrière. Je m'imagine que je suis une militaire, blessée lors d'une bataille. Ça m'aide à accepter ces souffrances.
Pour passer le temps, je regarde Lost sur mon téléphone. Le soir, malgré le régime sans résidus, j'arrive à manger un peu. Du riz aussi sec qu'un gardien de prison, une quenelle dont l'aspect phallique ne me sautera aux yeux que le lendemain, une briquette de jus d'orange et un fromage de chèvre. Sans pain.
L'idée est que je ne pose aucune pêche de tout mon séjour et c'est ce qui va se produire. A mon grand étonnement. J'ai découvert que je pouvais bouffer des assiettes entières et ne rien évacuer sinon des gallons d'urine.
Oui, on en est à ce genre de considérations. Plusieurs fois par jour, des soignants vont venir dans ma chambre, vider ma poche urinaire dans un grand pot gradué et noter où j'en suis. Et comme je bois beaucoup, j'en ai rempli des pots.
Je suis encore stupéfaite aujourd'hui d'avoir supporté cette sonde et ces poches sans broncher. L'être humain est fascinant.
Ma maman m'envoie un texto "Il faut souffrir pour être belle". Je lui réponds que je suis en train de rattraper toutes les règles et les accouchements que j'avais jusque-là évité, en une fois. Ça la soulage de voir que j'ai conservé mon sens de l'humour. Mes échanges avec elle seront édulcorés de mon côté. Je ne veux pas qu'elle s'inquiète. Surtout pas.
Sur ce, vient la nuit où j'ai somnolé plus qu'autre chose. De toute façon, toutes les deux ou trois heures, on vient me mettre un bitoniot sur le doigt pour noter ma saturation, mon rythme cardiaque, on prend ma tension, on mesure mon niveau de pipi, on me demande où je situe ma douleur. On reste à 8. Et on me file donc du paracétamol.
J'ai l'habitude de dormir en chien de fusil et pas du tout sur le dos. J'essaie machinalement de me tourner pour trouver un peu le sommeil. Aïe aïe aïe! Saloperie de sonde de merde. Sans parler de l’œdème, bien sûr. Et du conformateur. Je tente sur la droite, je tente sur la gauche. Mauvaise idée. Je suis dans ce que Camus appelle le malconfort dans La Chute. Quelle que soit ma position, c'est la merde. J'ai mal. Je suis têtue, j'insiste. Toute la nuit. Jusqu'à ce qu'on vienne allumer et me présenter mon petit déjeuner.
Ok, on va faire sans sommeil.
J'ai peur, cependant, qu'à force, l'épuisement me mette les nerfs à vif, et que je finisse par m'effondrer. Tant pis. De toute façon, je suis au meilleur endroit pour ça. Et si jamais il me prenait l'envie folle de me foutre en l'air, je ne pourrais pas. Pas dans mon état. Pas avec le matos mis à ma disposition. Et puis pourquoi je ferais une chose pareille? Mon avenir s'annonce enthousiasmant: j'ai un roman qui va sortir en février, une pièce de théâtre qui doit être jouée en juin, j'ai pas mal de gens qui prennent des nouvelles, qui semblent beaucoup m'apprécier, il y en a même deux ou trois qui ont l'air de vouloir plus que de l'amitié avec moi...
Ce serait stupide. Petite pression sur le bouton, nonobstant.
J'ai un peu mal à la gorge à cause de l'intubation, aussi. Rien de méchant. Là encore, j'ai connu pire avec la pomme d'Adam.
"I need a friend/Ho I need a friend/To make me happy/Not so alone"
Ma pote m'envoie plein de messages, c'est cool. J'en ai besoin. Elle me raconte son boulot avec une histoire hallucinante. On se marre à distance. Je m'amuse à envoyer des photos de mes plateaux repas à ma mère qui se plaint toujours de la bouffe à chacun de ses séjours à l'hôpital. Moi, je dévore tout et pourtant... ça alterne entre riz, pâtes, purée, semoule, sans sauce, et omelette, quenelle, jambon, volaille pour l'accompagnement. Avec un poil de fromage, mais sans pain. Et un gâteau genre madeleine. Le matin, pas de chocolat, c'est café ou thé. Avec des biscottes et de la confiture. Spartiate. Mais j'ai tellement la dalle que j'avale absolument tout ce qu'on me donne.
Je me dis que c'est très bon signe.
Le personnel défile et ils se montrent tous très agréables. Je n'arrive pas à retenir tous leurs prénoms. Marie, Rachel, Margaux... Je suis là pour une semaine et des liens se créent.
Je découvre aussi très vite les "bottes musicales". On m'explique que je vais sans doute les maudire, mais elles permettent de m'éviter les phlébites. Elles se gonflent comme un tensiomètre à intervalles réguliers et en guise de musique elles font un bruit aussi monotone que désagréable. On dirait qu'elles ont été conçues pour empêcher de dormir.
La nuit se pointe dans ses conditions. Je les compte. Encore une journée de moins qui me sépare de mon retour à la maison, que j'appréhende aussi.
Nous voilà donc le samedi. J'ai bien en tête l'avertissement de l'anesthésiste avec en prime la boulette sur ma testostérone. Je rentre dans la zone où mon moral va donc être mis à rude épreuve.
Je me souviens de témoignages de plusieurs femmes trans qui ont pleuré de joie en voyant leur vulve pour la première fois. Je dois dire que ça m'avait laissé un peu sceptique. Je m'étais dit que ça devait surtout être la fatigue, les nerfs... Je ne me suis jamais attendu à pleurer de joie. Pleurer, oui, au vu de toutes les informations que j'ai pu recueillir, sans doute. A un moment ou à un autre. Mais de joie non.
Je n'ai pas ressenti d'euphorie pour ma pomme d'Adam. On m'avait simplement débarrassée de quelque chose qui n'avait rien à foutre là. Je pense que ce sera la même chose. Un vague soulagement. Ou alors...
La psy m'avait donné l'exemple de mamans qui rejettent leurs bébés au moment de la naissance parce qu'elles le trouvent moche, dans cette situation, avec le sang et toutes ces horreurs. Mais après, le rejet disparaît et fait place à l'amour. Moi, c'est la même chose. Je ne suis absolument pas pressée de la voir. Pour une première rencontre, je préfère lui laisser le temps de se faire belle. Un minimum. De cicatriser un peu, quoi.
Moi dont la dysphorie génitale m'a rendue plus que pudique, je me retrouve à montrer ma vulve à tout l'hôpital. Et ils n'auront de cesse de la trouver magnifique, avec leurs propres critères. Moi, j'ai jamais trouvé les vulves en général jolies. Je dirais même que je les trouvais globalement repoussantes. Mais c'est peut-être en lien avec ma dysphorie génitale, justement. Je ne sais pas. En tout cas, je n'ai jamais pris le moindre plaisir à en regarder. J'ai toujours évité. Alors là, avec l’œdème, le sang, les cicatrices... De ce que j'en vois on est sur la créature de Frankenstein, version vulve.
Donc non je ne suis pas pressée.
Ce qui me surprend aussi à ce moment c'est l'intérêt des soignants pour mes flatulences. Une toubib vient me voir et me demande si j'ai des gaz. Je la regarde hébétée. Elle remplace "gaz" par "pets" histoire de s'assurer que je comprenne bien. C'est la première fois de ma vie qu'on s'y intéresse. Je suis émue. Je réponds que oui, j'ai des gaz et pas qu'un peu.
Comme je ne peux pas chier, c'est important que les gaz s'évacuent, en réalité. C'est bon signe. Quelle étrange épopée je suis en train de vivre. Et pourtant c'est vrai, je vis chaque flatulence comme une libération. Enfin, bien plus que d'habitude. Parce que ces gaz s'accompagnent de douleurs et niveau douleurs, je suis servie. Sans parler des hémorroïdes qui n'ont pas l'air de s'être calmés. Mais je n'arrive pas trop à déterminer d'où provient la souffrance.
La douleur passe de 8 à 6 et on m'indique qu'il faudrait que je me lève. Avec les antalgiques, j'y parviens. Je fais deux fois le tour de mon lit.
On me dit qu'il faudra que j'essaie de m'asseoir le lendemain et de me laver seule au lavabo. Tas de feignasses.
La mauvaise nouvelle qui va me miner pendant un moment c'est que ma pote a chopé le COVID en version hard. Elle me dit qu'elle est à la limite de se faire hospitaliser elle aussi. On s'inquiète l'une pour l'autre.
Vu qu'on est samedi, j'espère voir ma sœur se pointer, jusqu'au bout. Mais non. Ce sera pour demain alors. Sans aucun doute.
Une nouvelle nuit où je vais quand même réussir à dormir un peu avant d'attaquer la journée la plus compliquée. Comme annoncé.
Commentaires
Enregistrer un commentaire