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"It's a wonderful life" ou ma vaginoplastie (3)

Dimanche. C'est le jour du seigneur.

Je me montre particulièrement agitée toute la nuit. La bougeotte. Cette foutue sonde commence à me rendre dingue. Bien sûr, pas moyen de dormir, alors vers 2h30, je reprends mon petit cahier pour tenter de m'apaiser:

"C'est fait. On m'a présenté le J2 ou le J3 comme une épreuve pour le moral, et ça va.

J'ai vu l'absence à de multiples reprises et je n'ai rien ressenti de négatif. Je vois le sang, les fils, je cohabite avec une sonde et ça va.

La douleur devient supportable. C'est surtout une gêne depuis quelques heures. Je n'ai plus de perfusion. Les produits passent par ma bouche.

J'ai refusé de voir la nouvelle forme de mon sexe. Trop tôt. Trop tuméfié. Mais je me projette déjà. Je m'imagine la main dessus, ou autre chose. Je m'imagine dans diverses tenues. Sans ce "bulge".

Mon esprit s'adapte à ma nouvelle forme. J'ai hâte de revenir au badminton.

J'ai encore peur de la suite. Je prends la plume parce que je suis agitée. J'entre dans le J3. Les dilatations se profilent. Je n'ai pourtant pas l'impression d'être dissociée. Au contraire.

Il y a cependant une forme de colère en moi, mais canalisée. Elle me semble liée à la réclusion forcée, la douleur, l'immobilité, le temps qui se fait long.

Je n'ai pas eu de visites et ça m'attriste. T** est malade. C*** je ne sais pas. Mais de nombreuses personnes prennent des nouvelles. Je ne suis pas vraiment seule.

Je me dis que ça va me faire bizarre de rentrer chez moi dans quatre jours. Je suis hors du temps, hors de mon univers. On vient me voir souvent, y compris en pleine nuit. Tout le monde est cool avec moi. Ça m'avait fait un peu la même chose avec la féminisation du visage: une certaine appréhension à rentrer.

Mardi, on m'enlève le conformateur, d'après ce qu'on m'a dit, et la sonde. Je crains que ce soit désagréable. Mais après je serai moins gênée. Plus libre.

Je suis capable de me lever et de marcher sur quelques mètres depuis quelques heures.

Vivement cet été."

C'est un peu décousu, mais au vu de mon état, je peux difficilement faire mieux. J'ai des comprimés d'un dérivé de morphine deux fois par jour à la place du petit bouton.

Au matin, on me dit que je dois essayer de prendre mon petit déjeuner assise, et de me laver moi-même pendant que les aides-soignantes referont mon lit et nettoieront la chambre. Je comprends que ça arrangerait tout le monde alors j'essaie, mais je le sens pas des masses.

Je m'installe sur le siège juste à côté, sur lequel une infirmière a installé une petite bouée. Histoire d'éviter que mes œdèmes, ma sonde urinaire et mon conformateur entrent en contact avec une surface relativement dure. Le problème, c'est que la sonde tire, comme le conformateur et la gravité ne me réussit pas. Vraiment pas. Très vite, je change de couleur. Je sens la syncope se pointer. Je l'indique à l'aide-soignante qui s'alarme devant ma pâleur. Elle me diagnostique un malaise vagal.

Ça me semblait aussi bien trop ambitieux à ce stade de prendre mon petit déjeuner assise.

J'ai une merde avec Netflix, alors je suis obligée de me rabattre sur TF1+. Je passe de Lost à Mac Gyver. La série originale, pas la suite en carton. Et Columbo. Heureusement, dans la journée, ma pote me règle le problème. L'air de rien, c'est essentiel pour le moral d'avoir l'esprit focalisé sur quelque chose. C'est ça ou dormir. Sinon on sombre.

Et je dois dire que c'est un peu compliqué à J3. Je m'attends toujours à ce que ma sœur passe. On me demande, de temps en temps, si j'ai eu de la visite. Et non.

Comme c'est le week-end, il y a moins de personnel. Le temps passe moins vite. J'ai moins d'attention.

La journée passe ainsi, je me prends ma piqûre quotidienne contre les phlébites, qui ne me gêne étrangement pas plus que ça, et on éteint les lumières. La nuit ne me semble pas bien meilleure que la précédente.

Le lundi, je suis abattue. Personne n'est venu me voir, personne ne viendra et ça me mine. Je suis épuisée. Je me demande dans quoi je me suis embarquée. Je me dis que j'aurai jamais la patience. Ça va être interminable. Et ces repas aussi répétitifs que fades me gavent, mais je les engloutis toujours.

Le matin on vient me retirer mes compresses. Je pensais que tout l'hôpital s'était déjà extasié sur ma schneck: je me trompais. Je suis devenue L'Origine du monde. J'aurais dû faire payer la visite. Les soignants défilent dans ma chambre et me demandent si je veux la voir. Toujours pas. Ils comprennent que leurs critères de beauté diffèrent des miens. Je sais que je n'y couperai pas, mais je veux encore attendre. Je ne crains pas d'être confrontée à l'absence de truc, mais à la présence de sang. Parce que je change mon pansement américain trois ou quatre fois par jour donc je suis bien placée pour savoir que ça coule de façon massive. On a même dû me mettre une poche de fer dans ma perf deux jours plus tôt. Une poche toute noire. Ça surprend.

Non, je la verrai mardi ou mercredi, au moment du retrait du conformateur et du début des dilatations. Au dernier moment.

J'arrive à faire une partie de ma toilette seule au lavabo. J'arrive à m'asseoir un peu plus longtemps, mais c'est pénible. Je regrette presque l'époque bénie où je bénéficiais de ce petit bouton qui me soulageait si bien alors que je n'avais rien d'autre à faire que de me tortiller sur mon lit comme une tox en pleine montée.

Heureusement, dans l'après-midi, une charmante jeune femme fait son apparition. Une socio-esthéticienne qui passe dans l'établissement une fois par mois. Je suis vernie. Elle me demande si je souhaite un soin du visage, je lui réponds dans la seconde un "ho oui!" pitoyable. Oui, oui, oui sortez moi de là, du pot d'urine, de la sonde, de Lost, du riz omelette sans rien, des biscottes. Donnez-moi de l'attention.

Elle lance des musiques de la nature sur son téléphone et me propose de fermer les yeux. Je m'exécute. Ses doigts se baladent sur mes traits usés de fatigue et de douleur. Elle m'applique différents produits. Je respire avec mon ventre et je me focalise sur les sons. Ça fait du bien. Je me détends. Un peu. Elle me pose un masque et s'absente quelques minutes.

Malgré moi, mon esprit repart dans le négatif, dans le conflit. Je m'imagine un souci au niveau de la prise en charge de mon hospitalisation et de cette séance que je devrais payer. J'aurais peut-être dû prendre un peu plus d'Atarax.

Elle revient, termine le travail, me sourit. Elle est vraiment jolie. Et puis, elle passe à une autre chambre. Je suis un peu reboostée quand même. Et j'en avais besoin.

Un peu après, c'est une dame âgée qui déboule dans ma chambre. Elle non plus ne vient pas voir mon intimité mais me proposer des livres. Par curiosité, je lui demande ce qu'elle a en stock. Je ne me sens pas de lire un roman. J'en ai embarqué un sur mon téléphone, au cas où, mais je suis trop crevée pour songer à y jeter un œil. Et comme je suis plutôt une grosse lectrice, j'ai la prétention de croire qu'elle ne pourra pas me satisfaire à ce niveau. Alors, elle me montre ses BD. Et je trouve la sélection intéressante, avec un peu de tout et notamment des classiques. Retour à l'enfance. Madeleine de Proust. Je lui embarque un Gaston Lagaffe, un Les Tuniques bleues et un Léonard. Je me dis qu'avant de m'endormir, ça peut être sympa. Je serai peut-être moins agitée.

La psychologue revient me voir. Elle était déjà venue le vendredi, mais au lendemain de l'opération, je n'ai pas vraiment imprimé. Elle s'assure que tout va bien. Je lui évoque ma déception de ne pas avoir de visite, et aussi mon étonnement par rapport à mon absence de coups de panique. Je lui indique craindre un craquage à un moment. J'ai aussi une appréhension par rapport au retrait du conformateur et aux dilatations. Vu l'état de mon sexe, je me dis que ça doit être particulièrement douloureux. Mais pour le moment, ça va. Le moral tient.

Sa visite contribue à m'apaiser.

De fait, la nuit se passe mieux et mon mardi s'inscrit dans la lignée, avec des douleurs qui ont baissé à 3. C'est gérable, mais la gravité n'est toujours pas mon amie.

Une nouvelle infirmière vient me voir et m'incite à bouger un peu plus. Il faut que je redevienne un minimum autonome avant ma sortie et faut que je marche, pour éviter phlébite et constipation.

Avec prévenance, elle me laisse du temps pour me préparer puis vient me chercher. Pour la première fois depuis le jeudi, je sors de ma chambre. Elle me conduit dans les couloirs, avec lenteur, avec une poche urinaire portable. L'infirmière m'explique qu'elle a l'habitude d'amener les femmes trans jusqu'au couloir qui s'étend devant moi. Elle m'indique un brancard, en plein milieu, et me dit que ce sera mon objectif parce que là se trouvent de belles baies vitrées devant lesquelles je vais pouvoir m'arrêter avant de retourner à la chambre 9.

Elle m'abandonne là, confiante et chargée de boulot. Je chemine donc à mon rythme, laissant passer un employé sur une petite voiture électrique qui transporte des ustensiles. Focalisée sur mes pas et ma douleur, je ne l'ai entendu qu'au dernier moment. J'arrive au niveau des baies vitrées, je m'appuie sur une rambarde et je contemple l'extérieur. Les premiers jours, il a fait bon et beau, mais je le devinais plus que je le voyais. Là, pas de bol, il fait gris. Du macadam, des voitures, quelques arbres et un peu de verdure. Les couleurs de l'automne. Ça me rappelle que je vais passer cette saison en convalescence. L'hiver ne devrait pas non plus s'avérer agréable, avec les nombreuses dilatations.

De temps en temps, une pensée me transperce: "Quelle connerie...". Chaque fois, quand ça arrive, je complète avec "...la guerre". A ce stade, je me demande toujours si le jeu en vaut vraiment la chandelle. J'essaie de me projeter, en septembre, quand la cicatrisation sera en grande partie terminée, que les dilatations seront bien espacées. J'espère pouvoir faire oublier ce que j'ai été, socialement, administrativement, physiquement. Mais pour ça il faudra sans doute que je déménage, un jour. Il me faudra aussi du temps. Surtout pour m'habituer moi-même.

Beaucoup de choses vont changer dans mon esprit. Du moins, c'est ce que j'imagine. Mais d'ici là, il faut souffrir et me priver.

Demain, ce sera le retrait du conformateur et de la sonde, et le début des dilatations. Une nouvelle étape primordiale.

"It's a wonderful wonderful life"

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