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"It's a wonderful life" ou ma vaginoplastie (1)

La veille, j'ai pris deux Atarax pour dormir un peu. J'avais réussi à arrêter, mais la proximité de l'opération m'a forcée à en reprendre. Un demi-cacheton quelques mois avant, puis un cacheton la semaine qui la précède. Et puis deux, donc. Je me dis qu'une fois qu'elle sera derrière moi, je pourrai arrêter. Définitivement, cette fois. Parce que cet énorme stress que je me traîne depuis des années aura disparu. On peut même dire que je me le traîne depuis l'adolescence.

Nous sommes le 23 octobre 2023. La veille, j'ai vu l'interne du service d'andrologie. Contrairement à l'anesthésiste qui s'était montrée plutôt rassurante, elle m'a fait flipper. Peut-être qu'elle m'a préparée au pire pour rendre la réalité plus acceptable. En tout cas, elle m'a bien dit que ce serait "pas une partie de plaisir". Et le petit couac par rapport à ma testostérone trop élevée ne va pas faciliter les choses. Normalement, ils auraient dû me le faire baisser, sauf que là, trop tard. Elle m'explique que la conséquence n'est pas dramatique. C'est juste que je vais me retrouver privée de testostérone de façon brutale donc mon moral risque de se casser la gueule de façon non moins brutale. Cool.

Forcément, ça tourne en boucle pendant que je prépare tout chez moi. Je dois être à 14h30 à l'hôpital. Pourquoi me faire venir si tôt alors que l'opération a lieu le lendemain matin? Ça m'angoisse. Pour les précédentes opérations, on me faisait venir le jour même. Là, c'est différent. Pas de régime particulier. On n'est pas sur une opération banale. La pression monte.

Et pour ne rien arranger, je fais une belle crise hémorroïdaire alors que ça ne m'était plus arrivé depuis des années. A tous les coups, je somatise.

Je prépare mon retour. Il me faudra des fibres et de l'Hépar. Tout pour éviter la constipation, parce que pousser favorise les saignements. Je me projette. J'essaie de me faciliter la vie au maximum pour dans une semaine. Je fais la vaisselle, une lessive, je nettoie... Pourvu que je n'oublie rien, rien qui pourrait compromettre l'opération. Interdit de se raser ou de s'épiler la zone un mois avant l'intervention: est-ce que j'ai bien respecté "la zone"?

Mon amie m'envoie un texto pour me dire qu'elle approche. C'est elle qui va m'amener et c'est cool. Elle est solaire, pleine d'énergie, c'est la personne idéale pour ce moment. Je réfléchis, mais j'oublie de fermer à moitié les volets et de baisser le thermostat à 14 degrés. Je m'en rendrai compte deux jours plus tard.

Je charge mon énorme sac de badminton dans son coffre, avec plein d'affaires. Elle a l'air presque aussi tendue que moi. Sur la route, on se parle non stop, un peu du boulot, des humoristes qu'on aime. Je lui parle de l'interne, et de l'anesthésiste. La route défile. Trop vite. Je vais être à l'heure. Une partie de moi a envie que ça foire. Une partie de moi a envie de trouver une excuse pour éviter cette opération. Mais je sais que si ça arrive, ça va me hanter encore, avec l'angoisse, le stress, l'absence de vie sentimentale, sexuelle. Il FAUT que je le fasse.

Elle se gare comme d'habitude, sans respecter le code de la route. Je l'adore, cette meuf. Elle descend et embarque mon sac sur son épaule. Ça me gêne, mais elle insiste. Ça lui fait plaisir. On se dirige vers le service qui va bien. Je le connais par cœur. Je m'y rends depuis 2019, je crois, régulièrement. Là, une personne dont je vais très vite oublier le visage et l'identité me conduit jusqu'à ma chambre. La 9. Mon chiffre porte malheur depuis le collège. Je ne dis rien. Je ne suis pas superstitieuse. Ou je ne veux pas qu'on pense que je le suis.

J'en fais le tour avec ma pote. Ça prend 30 secondes. Elle s'insurge de l'absence de douche individuelle, établit un parallèle avec les prisons qu'elle connaît bien. Je me dis que je vais y passer une semaine et que je vais salement morfler ici.

Il est 15h, elle doit filer. Du boulot. Elle me prend dans ses bras, me souhaite bon courage. Et voilà, je suis seule dans cette chambre impersonnelle. Je regarde par la fenêtre et voit des arbres se parer des couleurs de l'automne, et perdre leurs feuilles avant de démarrer une nouvelle vie. Des soignants viennent me voir régulièrement. Je suis dans un état second. Dissociée. Alors je ne les imprime pas. Je me souviens juste qu'on m'a filé deux tubes de produit à me mettre dans le cul. Une fois le soir, une fois le matin. On m'explique comment faire, que je dois faire mon maximum pour le retenir une dizaine de minutes avant de filer aux WC et me vider comme jamais. Des gens m'expliquent plein de choses que je retiens sur le moment parce que c'est important mais que je vais vite oublier.

C'est le moment du lavement. Je trouve ça désagréable mais je sais qu'à côté de ce qui m'attend, ce sera peut-être la partie la plus agréable. En tout cas, c'est efficace.

Je ne me souviens même plus de mon dernier repas. Était-il déjà sans résidus comme tous ceux qui vont suivre? Je crois qu'en fait il n'y a pas eu de repas. Je devais être à jeun. Mon esprit n'est plus dans cet hôpital. Plus vraiment. Je reprends deux Atarax. Ce serait bien que je dorme parce que la suite sera épuisante. Mais comment? L'envie de me barrer ne me quitte pas. C'est toujours possible. Je peux encore dire "stop". Je peux encore me dire que c'est une connerie. Alors, je prends mon petit cahier et mon crayon pour poser mes pensées, et j'écris ça vers minuit: 

"Dans 5h30, on va me réveiller et à 8h je serai au bloc, à attendre le gros dodo et l'opération que je réclame depuis 6 ans, ou 25 ans.

Je suis au pied du mur et j'ai des flashs de trouille. J'ai peur de me planter, de ne pas supporter de ne plus voir ce truc dont je fuis la vision depuis toujours et que je maltraite. J'ai peur de l'anesthésie à laquelle j'ai survécu un nombre de fois que je n'arrive plus à déterminer. J'ai peur d'une douleur qu'on me présente comme assez supportable. J'ai peur de contraintes qui finiront par s'estomper.

C'est phobique. Irrationnel. J'attache tellement d'importance à ce moment que j'ai peur des émotions que je vais ressentir. J'ai dit à la psy que j'allais devoir vivre après ça. Je n'aurai plus l'excuse de ma transition. Je serai moi, complète et libre. Je n'aurai plus à me cacher, à éviter...

Mais je pourrai toujours, si je le souhaite.

Et puis, je ne suis pas à l'abri que ça se passe bien."

Oui, j'ai embarqué un petit cahier et des stylos. Parce que tant que j'ai un petit cahier et des stylos, je peux tout surmonter.

Alors j'ai dormi un peu et j'ai été réveillée comme convenu à 5h30. Second et dernier lavement tout aussi agréable et il a fallu que je me prépare. Une bonne grosse douche. J'avais oublié de prendre du savon, mais ils m'en ont prêté. Je ne pourrai pas me servir de ça pour esquiver. Je me retrouve avec le pantalon et la blouse d'hôpital. Vers 8h, deux aides-soignantes viennent me chercher. Là non plus, ce n'est pas une opération comme les autres: j'enfile mes propres chaussons et je les suis, avec mon plumard, à pied. La tension monte encore. Elles me conduisent à une salle d'attente, avec une télé en sourdine. "On va venir vous chercher" Un vieux monsieur arrive juste après. Il me dit qu'il est là pour une "éventration" et m'inflige son lourd passif médical. J'ai pas besoin de ça, là, maintenant. Je fixe la télé en espérant qu'il va laisser tomber mais c'est sa façon à lui d'évacuer le stress. Je l'écoute, néanmoins, avec une regrettable politesse. Il me demande pour quoi je suis là, je lui réponds que je préfère ne pas en parler. 

Ça jette un froid. Il finit par se taire.

Peu après, on vient me chercher. Je me lève un peu vite. Je suis en effet à jeun, j'ai pas beaucoup d'énergie. On m'amène dans une salle blanche et verte, avec l'espèce de lit dans lequel je vais devoir m'installer. Je me cale bien. On me pose les perfusions. Les gens n'ont pas de visage, juste des masques et des yeux bienveillants. Ils remarquent que je suis tendue. Je leur dis que j'hésite encore un peu à me sauver en courant. Le toubib me fait remarquer qu'en étant à jeun, je risque de ne pas aller loin. Ça me fait sourire. 

Il me demande si je veux qu'il lance de la musique, pour m'aider à me détendre et quoi. J'hésite à lui proposer The Final Countdown, mais je me chie dessus. Niveau courage, je suis en réserve, alors j'opte pour Katie Melua. Je dois lui épeler parce qu'il ne connaît pas. Une voix sur ma droite indique que ça ressemble à du Norah Jones. C'est assez vrai. Mais en beaucoup mieux. Le toubib trifouille sur son téléphone qu'il pose à côté de ma tête. La douce voix de Katie Melua se diffuse dans cette sinistre salle. Une première chanson que j'ai oubliée et puis "Here I go out to sea again/the sunshine fills my hair". Le toubib me propose de me détendre et m'explique avec un sourire que je devine aux plis de ses yeux que je ne me souviendrai sans doute pas de lui ni de cette conversation. Perdu. "No need to run. And hide. It's a wonderful wonderful life".

Je me concentre sur les paroles. Je m'étonne de ne pas avoir encore vu le chirurgien et je me demande combien de temps je vais rester comme ça. "The sun's in your eyes/The heat is in your hair". 

Noir.

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