Je ne l'avais franchement pas vu venir.
Depuis le début de ma transition, l'hiver est la saison où on peut m'appeler "madame". En été, c'est rarissime. Dans mon esprit, les gens doivent avoir un doute, en hiver, avec le gros blouson, l'obscurité et les températures qui n'incitent pas à observer. En été, c'est mort.
Il faut dire que je reste en "boymode". Justement, parce que j'ai cette conviction que personne ne peut durablement me considérer comme une femme. Il y a trop de détails qui peuvent me trahir. Ma voix, toujours, certains traits de mon visage, ma carrure, mes papiers d'identité... Je préfère donc ne pas prendre de risque inutile. Les gens détestent avoir le sentiment d'être "trompés".
Alors non, je ne l'ai pas vu venir ce "hey ma jolie!", alors que je me rendais à mon boulot, avec mon chapeau, mon masque et mes lunettes de soleil. Je n'ai pas entendu ce qu'il m'a dit ensuite, parce qu'une voiture thermique est passée à ce moment-là et que je ne tenais pas à l'entendre. J'ai continué mon chemin, comme s'il n'existait pas.
Sauf que je l'ai vu. Je n'en suis pas sûre à 100%, mais je crois bien que je le connais, ce type. Quand j'étais ado, deux ou trois fois, j'ai traîné les rues avec lui. Déficient intellectuel, manifestement obsédé, on se foutait de lui, comme les sales gosses qu'on était, avec mes potes. Et lui, il nous suivait, en picolant, ce qui ne l'arrangeait pas. Je l'ai reconnu, mais pas lui. Comment l'aurait-il pu?
Perturbant.
Une fois sortie de son champ de tir de vision, j'ai souri. Parce que c'était cocasse, comme situation, à plus d'un titre. Aussi parce que ce sexisme aussi dégueulasse que banal est une forme de validation. Quelle femme n'a jamais subi ça? Alors que pour un homme, ça n'arrive évidemment jamais. Sauf confusion, bien sûr. Alors comme ça j'en suis à un stade de ma transition où on peut m'appeler "ma jolie"dans la rue? Même en été? OK...
D'un autre côté... j'ai eu peur. Et m'est venue la réflexion que... ça allait se reproduire. Je peux donc être identifiée comme une proie, malgré mon boymode, et me faire emmerder. Et me faire "clocker", donc. Mon passing reste malgré tout fragile, donc si on m'emmer de, on risque de m'identifier comme trans, et là... Et là? Les gens détestent avoir le sentiment d'être "trompés". A plus forte raison quand il s'agit de prédateurs, d'agresseurs.
"Pourquoi voulez-vous devenir une femme?", m'a demandé mon psy à plusieurs reprises. Je ne le veux pas. Qui voudrait sérieusement se faire harceler dans les rues et subir tout ce qu'une femme peut subir? J'ai déjà donné, malgré mon étiquette de garçon puis d'homme cis. Et bim stress post traumatique et... hyper-vigilance. Alors... devenir une femme? C'est aussi pour cette raison, que je reste en boymode. Pour qu'on me foute la paix.
Et puis, plus tard, alors que je discutais avec une dame, au boulot, une autre est passée à proximité, pour rentrer chez elle. Je la croise très régulièrement depuis des années, et je l'apprécie, du peu que je la connais. Une personne aussi humaine qu'intelligente. "Bonsoir mesdames", a-t-elle lancé sur son ton guilleret habituel. J'ai bafouillé. Parce que d'habitude, c'est "monsieur". Parce qu'il m'a fallu quelques secondes pour digérer l'information, comprendre que oui, ça s'adressait à moi, on était que deux et parce que je ne savais pas comment réagir.
Ok. Mon boymode ne trompe plus grand monde, manifestement. Très perturbant. A la fois très agréable, mais aussi terrifiant. Je ne savais pas si je devais ronronner ou feuler.
L'autre dame n'a pas réagi, alors que pour elle je suis toujours "monsieur". Qu'est-ce qu'ils ont en tête, tous ces gens que je côtoie depuis si longtemps quand ils me voient? Dans quelle case est-ce qu'ils me rangent? Je n'ai pas noté de changement de comportement chez eux, même si parfois, certains baissent les yeux vers ma poitrine, que je pense pourtant bien planquée, de façon notable. Quelle attitude adopter?
Beaucoup de questions.
A mon retour jusque chez moi, je me suis retrouvée sur le parking où je gare ma voiture depuis six ans. Il y avait un groupe de jeunes, qui parlaient très forts et qui tenaient des canettes. J'ai hésité, deux secondes, à faire demi-tour. Il a fallu que je me rappelle qu'il y a des caméras, normalement, sur ce parking, pour me décider à rejoindre mon véhicule, qui se trouvait juste à côté d'eux. Je me suis souvenue d'une amie qui m'avait expliqué avoir la trouille de ce parking, le soir. Sur le moment, j'avais compris sans comprendre. Je croyais être un homme, à l'époque et j'en avais l'apparence sans aucun doute. Là, je comprends à 100%.
Je suis passée à côté d'eux, ils ne m'ont pas calculée.
Commentaires
Enregistrer un commentaire