Lors d'une énième crise de doute et d'angoisse à propos de ma transidentité, on m'a suggéré de lire ce livre. Lorsque je l'ai reçu on m'a même dit qu'il devrait figurer dans le "starter pack" de toute transition. Et je confirme à 100%.
J'avais un peu peur de tomber sur le récit tragique d'une femme trans, plus ou moins romancé, ou sur une sorte de manuel militant rempli de points d'exclamations et de concepts plus ou moins polémiques. Peur totalement infondée: il s'agit du récit explicatif d'une femme bien dans ses pompes, droit dans ses bottes, parfaitement lucide et apaisée à la fois sur la société et sur la place qu'elle y tient.
Dès les premières pages, j'ai été frappée par cette lucidité: elle parle de notre société sous le prisme de son expérience trans. Ca me fait penser, un peu, aux Lettres Persanes de Montesquieu: un étranger issu d'une culture totalement différente de la nôtre qui porte un regard neuf sur notre fonctionnement social. Et c'est fascinant. Son regard permet de prendre du recul sur tout ce qui nous semble acquis, naturel et notre existence de personnes trans prouve que ce n'est pas le cas. Tout comme le racisme a longtemps semblé parfaitement naturel, la transphobie et le sexisme gardent cette fausse impression, encore aujourd'hui, en France, en 2020 (même si en l'occurrence, elle parle des Etats-Unis, tout ce qu'elle dit est valable pour nous).
Elle démonte donc, avec tranquillité, tous les mécanismes entre les hommes et les femmes, qui expliquent la transphobie. Parce que dans ce monde qui ne peut qu'être binaire pour tous les sexistes que nous sommes à différente échelle, la transidentité apparaît forcément comme une anomalie, une maladie, quelque chose qui doit être soigné... ou réprimé. Alors que nous avons toujours existé, partout dans le monde. Simplement, le patriarcat avec sa vision étriquée fait tout depuis des siècles pour imposer un modèle binaire stricte, rigide dans lequel nos existences sont effacées. Ce qui nous pousse toujours à nous cacher, à nous suicider, à refouler ce que nous sommes réellement par peur de la répression, et ce qui donne l'impression qu'on existe depuis peu, comme un "phénomène de mode", que nous sommes à la marge, une infime minorité de "déviants" etc. Cercle vicieux.
Elle évoque les médecins, les chercheurs, enfermés dans ce modèle sexiste et donc incapables de nous comprendre malgré toutes leurs recherches qui cherchent à tout prix, et de diverses façons de nous faire entrer dans ce modèle, quitte à nous torturer. Elle parle des médias, qui s'appuient sur ces scientifiques aux conclusions totalement biaisées, mais surtout sur leur sexisme intégré pour nous présenter toujours comme des curiosités, des bêtes de foire (ce qui m'a un peu fait penser aux zoos humains du XIXème siècle) et jamais pour ce que nous sommes réellement. Même ceux qui pensent bien faire me donnent envie de vomir dans la très large majorité des cas, parce qu'ils sont incapables de se rendre compte de ce que nous sommes et de ce que nous vivons.
Et le plus terrible c'est que nous-mêmes baignons dans ce modèle sexiste/transphobe depuis toujours. Nous l'avons intégré, ce qui fait que cela nous demande des efforts énormes pour nous débarrasser de ces conceptions, réflexes, habitudes, pensées qui amènent à nous voir comme des anomalies. Donc, nous nous voyons nous-mêmes comme des anomalies, des personnes malades, handicapées, des bêtes curieuses et il est extrêmement difficile d'avoir une image positive de soi quand la très large majorité des gens nous perçoit de cette façon. Imaginez que tous les jours des inconnus, des médecins, des chercheurs, des journalistes, des autorités, des proches vous balancent, de façon plus ou moins directe, insidieuse que vous êtes "bizarre", "tordu", "malade", un "sous humain" etc. Comment ne pas au moins en douter?
Il suffit de lire tout ce que j'ai pu écrire sur ce blog pour s'en rendre compte.
C'est la raison pour laquelle ce livre m'a fait énormément de bien. Julia Serano m'a permis de comprendre ce fonctionnement et en quoi il n'a rien d'acquis ou de naturel. Tout comme le racisme, on peut le combattre et en sortir, même s'il restera toujours des abrutis qui ne voudront rien entendre parce qu'ils auront peur de perdre leurs "privilèges", parce qu'ils ont trop intérêt à maintenir ce système en place (et évidemment, les seuls vrais bénéficiaires, ce sont les hommes, et pas les blancs comme dans le cas du racisme). Sauf qu'eux aussi ont intérêt à en sortir quand on voit les méfaits que ce système peut avoir sur eux: c'est extrêmement pénible et périlleux de rester en permanence enfermé dans cette toute petite case qui n'a rien de naturel. Mais c'est un autre sujet.
Il m'a aussi fait du bien parce que je me suis retrouvée en grande partie dans son vécu. Mes doutes venaient en partie du fait que je me comparais aux autres femmes trans que je trouvais beaucoup plus féminines que moi dans leur apparence et dans leur attitude. Et donc je me demandais si j'étais vraiment une femme transgenre. Julia Serano explique que les médecins exigent, pour la plupart, des femmes trans d'avoir cette apparence et cette attitude qui correspond à LEURS stéréotypes féminins, à LEUR idée ce que doit être une femme... pour pouvoir accéder à la transition médicale. Prouver qu'elles sont prêtes à tout pour y accéder y compris à se "déguiser" H24 en portant des tenues qu'elles n'auraient pas forcément choisi, et donc qu'elles sont vraiment en souffrance. Et aussi prouver que même sans hormones elles sont capables de coller à ces stéréotypes.
J'ai eu la chance (jusque-là: pourvu que ça dure!) de ne pas passer par ce que je considère comme de la torture, de rencontrer des praticiens bienveillants qui ont su sortir de cette conception sexiste/transphobe. Comme elle à une époque, je peux donc continuer à passer pour un homme en évitant ainsi les emmerdes dans l'attente d'être perçue comme une femme. Comme elle, je traverse une phase de "fluidité" où j'alterne, où j'expérimente, où je me cherche, où je tâte le terrain social, progressivement. A ceci près que dans son cas, le passage de "monsieur" à "madame" a été beaucoup plus rapide que dans le mien. Morphologies différentes... Je n'ai pas non plus expérimenté, comme elle, le travestissement en public, les diverses sexualités... Mon parcours est donc plus long et un peu différent.
Elle a même su trouver les mots pour me rassurer quant à la chirurgie, et ça, c'était pas gagné.
Bref, tout le monde devrait lire ce livre. Non seulement les personnes transgenres, mais surtout les personnes cisgenres parce qu'il apporte un éclairage fascinant sur notre société, sur nos conceptions et il offre une magnifique opportunité de remise en question de nos modes de fonctionnement arbitraires entre genres.
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