L'identité, ce n'est pas que le genre, c'est un ensemble extrêmement complexe qui s'inscrit dans une continuité, où il peut néanmoins y avoir des virages et même des cassures. Et rien ne peut se dissocier de cet ensemble.
Je ne vais pas ou peu parler de genre dans cet article. Je vais plutôt me focaliser sur mes angoisses qui trouvent leurs origines très loin dans le temps, bien au-delà de ma propre existence. Ce qui va m'amener à parler de mon identité au travers de mon héritage.
Ma mère est issue du milieu ouvrier, pauvre, donc. Ses parents étaient ce que j'appellerais des bourrins. On peut être ouvrier, pauvre et altruiste, bienveillant. Mais on peut aussi être des Thénardier et c'est leur cas. Ils ont eu six enfants, qu'ils ont maltraités et exploités. La petite dernière un peu moins. Ma mère s'est pris des coups de balai de leur part. Elle a été envoyée à l'usine à 14 ans et n'a jamais vu la couleur de son salaire. Si elle n'était pas contente, elle n'avait qu'à se barrer. Quand elle me parlait d'eux, ma mère semblait toujours terrifiée. Comme si elle craignait encore de se prendre un coup de balai pour rien.
Ma mère en est sortie traumatisée, marquée, carencée, avec une image d'elle-même catastrophique. Elle aura été persuadée toute sa vie qu'elle n'est bonne à rien, incapable de réussir quoi que ce soit. Alors elle s'est adaptée. Pour elle, la seule façon d'être aimée, d'avoir de la valeur, c'est dans la souffrance, le martyr, la victimisation. "Elle a bien du mérite, cette dame, avec la vie qu'elle a eue, la vie qu'elle mène." Toute mon existence, j'ai commis l'erreur de chercher une solution à ses problèmes. C'était ça, le sens de la mienne, de vie, donner le sourire à cette mère en souffrance permanente. J'ai compris bien tard qu'elle ne voulait surtout pas de solution à ses problèmes. Elle a besoin qu'on la plaigne. C'est son système de fonctionnement. C'est donc de problèmes dont elle a besoin.
Sauf que pour moi, c'est inacceptable. Elle m'a mise (ainsi que toute ma famille) dans une situation impossible, conflictuelle. Ma mère se plaint et... quoi? Je devrais juste écouter, faire semblant de compatir et m'en foutre? D'autant qu'elle voulait être fière de ses enfants, qu'elle n'a jamais maltraités, à qui elle voulait donner un meilleur avenir que le sien. Impossible de rester insensible, elle faisait tout pour qu'on ne le soit pas. Impossible de la rassurer: elle annihilait toute tentative, tout compliment, toute marque d'affection.
J'ai vécu pendant près de 30 ans auprès de cette mère qui s'attend à chaque seconde à prendre un coup de balai, qui casse chaque instant de bonheur, de joie, de plaisir par une petite phrase assassine. "Ca va pas durer. De toute façon, on finira tous par crever."
Evidemment, elle m'a en partie transmis ce mode de fonctionnement. Cette peur permanente du coup de balai dans la tronche, surtout quand tout va bien parce que c'est là qu'il faut se méfier. Alors que je n'ai jamais pris de coup de balai. Tout juste trois claques, en tout et pour tout. Aussi injustes que décevantes.
Heureusement, je ne suis pas non plus tout à fait comme elle. Je cherche des solutions, je me bats, pour m'améliorer, je cherche à être aimée, à avoir de la valeur par d'autres moyens que la victimisation.
Parce qu'il y a, évidemment, un autre versant qui a construit ma personnalité. Plus nébuleux, plus complexe, plus secret.
Mon père est lui aussi issu du milieu ouvrier, pauvre, mais plutôt version Fantine/Jean Valjean. Je connais bien moins mes origines de ce côté, ce qui est paradoxal parce que c'est ma grand-mère paternelle qui m'a élevée jusqu'au collège. De ce que j'en sais, la famille de ma grand-mère et celle de mon grand-père ne pouvaient pas s'encadrer. Et puis, un jour, ce dernier a dit "Je m'en fiche, je l'épouse". Malheureusement, l'histoire n'aura pas duré beaucoup plus longtemps que Roméo et Juliette. Mon grand-père est décédé alors que mon père n'avait que 12 ans, ce qui a laissé la famille dans une situation financière extrêmement difficile. Ma grand-mère s'est néanmoins battue pour que ses enfants ne manquent de rien, fassent des études, réussissent leur vie. Et mon père, l'aîné, s'est ainsi retrouvé avec une énorme pression sur les épaules: il se devait de faire en sorte que les énormes efforts de ma grand-mère ne soient pas inutiles.
Mon père a réussi à être aussi doué dans les matières intellectuelles que manuelles. C'est un battant, énergique, avec le sens du devoir et de solides valeurs morales. C'est un sportif accompli et quelqu'un qui sait mettre l'ambiance dans les soirées.
Et puis, il a mis ma mère enceinte, lui qui a perdu bien trop tôt sa figure paternelle.
Ses valeurs l'ont amené à rester avec ma mère, envers et contre tout. Ma mère lui a très vite fait endosser le rôle du méchant dans son propre système qui nécessitait un bourreau. Une relation hautement toxique. Dès qu'il quittait la maison, il rayonnait comme il l'avait toujours fait. Dès qu'il rentrait, l'angoisse de ma mère le plombait totalement. Comme moi, il était désemparé face à ce système. Parfois, il pétait un câble, le diabète qu'il refusait de se faire diagnostiquer aidait, ce qui justifiait son rôle de méchant. Cela pouvait être assez violent, surtout d'un point de vue psychologique. A moi, il ne disait rien. Ne se plaignait jamais. N'expliquait pas. Jamais je ne l'ai entendu critiquer ma mère. Tandis qu'elle ne faisait que ça.
Prophétie auto-réalisatrice: ma mère, par sa crainte du coup de bâton qui survient à l'improviste, a créé les conditions pour que mon père explose, à l'improviste. De ce fait, ma propre crainte du coup de bâton à l'improviste, transmise par ma mère, se justifiait. Cercle vicieux.
J'ai donc vécu dans cette ambiance où personne n'était en mesure de me rassurer. Alors c'est moi qui aie dû jouer ce rôle. Moi qui suis à l'origine, bien malgré moi, de cette relation toxique, coupable par ma simple existence de lier ces deux êtres, avec la complicité de leurs valeurs morales, de leurs voeux devant le prêtre, de cette mentalité aujourd'hui en voie de disparition où c'est pour le meilleur et pour le pire.
J'ai mis beaucoup de temps à comprendre qu'ils y trouvaient tous deux leur compte. Parce que pour ça, il fallait surtout ne pas écouter, il fallait observer avec du recul, parce que cette attitude défie la logique et les moeurs de ma génération. Mon père y trouvait un peu moins son compte, mais d'une certaine manière, il doit se dire qu'il a payé sa dette envers sa mère auprès de son épouse. Il a accompli son devoir et... ses enfants ont fini par comprendre la situation et ne plus le voir comme "le méchant". Même s'il a commis quelques infractions pénales qui auraient pu et dû être évitées.
Je l'ai évoqué plus haut, il y a un troisième versant: ma grand-mère. Le souvenir que j'en ai n'est fait que de douceur, de bienveillance, d'encouragements et d'amour. Je pense que c'est en grande partie grâce à elle que je ne suis pas tout à fait comme ma mère. Elle a rééquilibré la balance. Dans sa vieille maison, je me sentais en totale sécurité, je me sentais bien, épanouie, heureuse. Sauf que le coup de balai a fini par arriver. Ma mère a arrêté de travailler, ma grand-mère commençait à fatiguer, alors j'ai dû retourner définitivement chez mes parents, dans la maison de l'angoisse. Jusqu'à mes 17 ans, je gardais tout de même cette bouffée d'air. Je pouvais lui téléphoner, je pouvais aller la voir, pour rétablir l'équilibre. Et puis, la maladie d'Alzheimer. J'ai assez vite perdu ma grand-mère. Et donc ma confiance en moi. Les crises de panique sont arrivées quelques années après le début de sa maladie. Ainsi que la dépression. Je n'avais plus vraiment de soupape de sécurité.
Aujourd'hui encore, je n'en ai absolument aucune. Je rassure les autres, de façon assez efficace, mais je ne suis pas foutue de me rassurer moi-même. Au contraire: comme ma mère, je passe ma vie à anticiper le coup de balai.
Au point que me détendre est angoissant pour moi. Il m'est arrivé de nombreuses fois de me demander si mon coeur ne va pas arrêter de battre si je suis trop détendue. Ce qui peut sembler complètement dingue, comme l'attitude de mes parents. En réalité, je suis sans cesse obligée de jouer avec excitants et calmants pour maintenir mon niveau d'angoisse dans un certain seuil. Trop détendue, je panique comme si je me noyais, et trop angoissée, bien sûr, ça ne va pas non plus. Le traumatisme dont je n'ai que trop parlé ici joue aussi son rôle. J'étais avec un ami, dans un cadre en apparence rassurant, qui m'a proposé de m'asseoir sur un lit avant de me sauter dessus. Le coup de balai à l'improviste.
J'ignore comment modifier ce système de fonctionnement. J'ignore même s'il est possible de le modifier. C'est mon héritage. Il fait partie de ma personnalité, de mon identité. Néanmoins, ces angoisses constituent à la fois un sérieux handicap et un obstacle dans ma transition, puisqu'elles la troublent. Tous ces changements les nourrissent, alors qu'ils devraient, à terme, les apaiser. Et elles me freinent, me tirent vers ce passé fait de coups de balai injustes que j'ai encaissé à travers ma mère.
"Est-ce que vous ne cherchez pas, par votre transition, à obtenir le statut de victime qui vous a toujours été refusé?". Oui, mon psy a jeté un sacré pavé dans la mare. Je n'ai pas encore la réponse à cette question. Peut-être suis-je effectivement un peu plus dans le système de ma mère que je n'aurais tendance à le penser.
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