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"Du coup, je peux plus te demander de dire camion?"

Il me semble intéressant d'écrire un article sur mon coming out auprès de mon meilleur pote. Parce que ça a duré plusieurs heures. Parce que j'ai eu l'impression de discuter avec mon moi d'il y a quelques années.

C'est pour ça que j'ai pris mon temps avant de lui expliquer. Je savais que ce serait compliqué à avaler pour lui. J'ai préparé le terrain, comme avec mes parents, en lui parlant de "transformation", sans plus. Il voulait que je développe, ça lui faisait peur, j'étais d'accord, mais pas par téléphone. Et il se trouve qu'on se voit assez peu. Parce que son état d'esprit, sa logique me dépriment, mais ce n'est pas le sujet.

Il est musulman, je l'ai souvent entendu faire l'amalgame entre homosexualité et pédophilie. Et, même s'il n'a pas l'air de s'en rendre compte, il fait une fixette sur les gays. Voilà le contexte, pas franchement idéal.

Mais c'est mon meilleur pote, depuis le collège, et ce n'est pas pour rien. Il est profondément humain, généreux et intelligent.

"Ben tu vois, quand Y parle de son voyage en Thaïlande, et qu'il fait des vannes sur les trans, ça me blesse." C'est comme ça que j'ai démarré les hostilités. Il a fallu que je reformule, parce qu'il n'avait jamais envisagé l'idée, parce qu'il refusait l'idée. Une fois qu'il a compris ce que je voulais dire: "Je suis choqué!". Je ne m'attendais pas à autre chose.

Après, il a parlé, beaucoup, pour exprimer son incompréhension. Pour lui, ça n'a aucun sens. Pourquoi transformer son corps? Et il a embrayé sur l'orientation sexuelle. Il a fallu lui expliquer que ce sont deux choses différentes, même s'il y a des liens, forcément. A quoi ça sert de se transformer en meuf si on aime les meufs? Pour lui, c'est absurde. Et si on aime les mecs, y a pas besoin de se transformer non plus. Mais je ne suis pas gay, je ne suis pas un homme qui aime les hommes. C'est mon identité de genre qui pose problème, ce que je vois dans mon miroir qui me rend malade. L'orientation sexuelle, je verrai ça plus tard, une fois que ma transition psychologique sera aboutie et donc après que ma transition physique sera terminée.

Il a bloqué là-dessus: il ne comprend pas. J'ai parlé des causes probables: environnement social, génétique, traumatisme. Au fond, personne ne sait comment ça arrive. Personne ne comprend. Mais ça arrive. C'est comme l'amour: on ne comprend pas, mais ça existe, même si ça peut sembler parfois délirant. Moi non plus, je ne comprends pas, et je ne comprendrai jamais. Moi aussi ça m'a perturbé, mais aujourd'hui, je commence à en faire mon deuil. C'est comme ça et il n'y a pas de question à se poser. Ca s'impose à moi depuis 25 ans.

Mais quand même... transformer son corps... Il doit y avoir d'autres moyens, non? 25 ans que je lutte contre. 25 ans que je cherche d'autres moyens: religion, médium, psychologues, psychiatres, cannabis, alcool, relations sentimentales, sexuelles... J'ai tout fait pour m'accepter avec ce corps, avec ce genre. C'est un échec. 25 ans, c'est long. Surtout quand on déprime, qu'on angoisse et qu'on passe son temps à se battre contre soi-même, à se corriger.

Alors, oui, je lui ai dit "C'est quitte ou double". Il a flippé. Il avait commencé à se projeter: tout va changer, tes relations sociales, ta personnalité, et si ça foire? Et si t'es encore plus malheureux après ta transformation? J'en doute, mais j'ai décidé de prendre le risque, parce que je me sentais acculée, que je ne voulais plus vivre cette vie qui n'est pas la mienne, où tout est foireux, médiocre, amer. "C'est quitte ou double". "Dis moi que tu ne vas pas te suicider!" Instant dramatique. Je lui ai rétorqué que tant que mon suicide risque de rendre des gens malheureux, tant qu'il y a des gens qui tiennent à moi, je ne me suiciderai pas. Je ne lui ai pas dit que si je suis rejetée à cause de ma transition et que je me retrouve seule pour cette raison, ou pour d'autres mauvaises raisons, je ne me suiciderai pas non plus. La rage et le désir de vengeance sont aussi de puissants moteurs, qui m'ont déjà aidée.

"Non, mais je vais regarder sur Internet, il doit y avoir des gens comme toi qui ne se transforment pas et il faut voir pourquoi!" Bien sûr qu'il y en a et leurs raisons de ne pas se transformer sont diverses. Mais, moi, je les trouve mauvaises, ces raisons, pour mon cas personnel. Je pense même que j'aurais dû démarrer ça BEAUCOUP plus tôt. J'ai foutu une bonne partie de ma vie en l'air à cause de ce foutu déni, de ma méconnaissance, de ma lâcheté. Mais on ne peut pas revenir en arrière, il n'y a pas de point de sauvegarde.

"Je suis choqué". Je n'ai pas compté le nombre de fois où il l'a répété. Il a besoin de temps, il n'a pas mon cheminement, il part de zéro. Il faut qu'il réfléchisse, qu'il prenne du recul. Et aussi qu'il me voit beaucoup plus souvent, pour s'habituer, petit à petit. "Mais hors de question que je te fasse la bise, hein? Pour moi, tu restes mon frère!". Aucun souci, ça me ferait bizarre à moi aussi. Mais tu verras que les choses vont changer naturellement. Notre relation va aussi se transformer. Peut-être qu'on finira par se perdre, ou pas. Ca, je ne lui ai pas dit. Inutile. On verra en temps voulu.

Il m'en veut, un peu, de l'avoir tenu à l'écart, avant de prendre ma décision, aussi longtemps. Il est mon meilleur pote. Oui, mais c'est personnel, intime. Tu n'avais pas ton mot à dire. Je n'avais pas besoin de t'en parler et je n'en avais pas vraiment eu l'occasion jusque-là. On se voit peu. Tu vas mal, même si tu dis l'inverse. Quand on se parle, tu esquives les vrais sujets en parlant foot et autres futilités. Ta réaction, je la connaissais. Je savais que tu serais choqué, alors j'ai pris mon temps, je t'ai laissé réfléchir, je t'ai préparé, je t'ai ménagé.

Il devait être 21h quand on a commencé à en parler, je suis rentrée chez moi un peu après minuit. Il reste énormément de choses à se dire, je le sais. Il y aura d'autres occasions. J'ai bousculé ses convictions. Il confond identité de genre, orientation sexuelle, amour, sexe. "T'es à côté de la plaque". Je n'ai pas compté le nombre de fois où je le lui ai répété. "Laisse moi du temps", me répondait-il.

"Du coup, je peux plus te demander de dire camion?". Sauf si tu veux que je te pète la gueule. C'est un peu comme ça, que ça s'est terminé. Je n'ai jamais pété la gueule de personne. Il le sait. C'est notre humour. Une façon de dire que tout a changé, mais que rien ne changera. Ironie et paradoxe.

J'ignore pourquoi, mais sur le chemin du retour, je me sentais incroyablement bien, sans l'ombre d'une dysphorie. Ce sentiment ne m'a toujours pas quittée, presque une semaine après.

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